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En "Résonance"
Biennale de Lyon
Jean-Christophe De Clercq
"Conversations"
 

Emmanuel Rivière
Emmanuel Rivière
Métaphysique de la sculpture

Emmanuel Rivière, sculpteur, plasticien : «Je me demande si dans mon travail il n’y a pas des retours…Les sculptures au sol, et tout particulièrement les matrices sont pour la sculpture tout à la fois et paradoxalement ses restes chaotiques, négatifs et méconnaissables et sa possible régénération».
— Alors que je lui fais remarquer que des sculptures noires représentant des têtes qu’il a accrochées contre la surface blanche d’un mur de son atelier comme des bas reliefs semblent à la fois faire vivre « des créatures surgissant de derrière une paroi » et des évocations oniriques, il me répond : « le motif, on le perd… ». Me dira t-il donc un jour pourquoi ces figures que je lui dis m’apparaître comme des visions fonctionnent aussi en échos de ses propres mots comme autant de formes purement humaines ? Me dira t-il encore de quoi ses sculptures s’incarnent et si la question de leur socle et de leur identité visuelle est à ce point une question de concept ?
Dans l’atelier, au milieu des esquisses et des moulages en train de sécher, entre les projets en cours et des créations anciennes, Emmanuel Rivière vaque et devise en même temps sur son travail. Il parle de mettre en balance les diverses idées qui forgent ses productions. Il sait que je l’écoute, je comprends que je l’accompagne comme si je le découvrais, alors même que nous nous connaissons depuis longtemps.
— Je lui confirme chercher l’entendement de ses chemins. SES entendements particuliers. Poursuivant son propos, il esquisse un programme de créations pour son exposition au Centre d’art contemporain Aponia, évoque diverses sortes de présentations (faut-il que je lui parle déjà de « re-présentations » ?) tout à la fois mêlées de sculptures posées et aussi accrochées, des compositions de volumes et de dessins, d’images photographiques
aux allures d’échographies et en même temps comme saturées de suggestionsvolumétriques — à moins que ce ne soit des installations saturées de scénarisation,des visions en projets, davantage que des images sculptées…
On ne sait dans quel ordre il va procéder, à quelle sorte de pratique il s’activer, on le surprend tenter de devancer son travail créatif, chercher à anticiper l’interprétation de son profil de sculpteur. Va t-il s’occuper directement de sculptures ou de dessins ?
Mobilisera t-il l’espace ou l’occupera t-il ? La photographie, qu’il pratique aussi, l’inspirera t-elle parallèlement ou indirectement ? Ses oeuvres seront-elles imaginaires, anthropomorphiques ou complexes et nourries de références aussi bien anciennes que récentes ? On se demande régulièrement s’il s’inspirera de créatures vivantes ou de médaillons… On s’inquiète de savoir comment il compte susciter l’attention ou la sensibilité des spectateurs. A quel type d’ordre il pense les faire penser quant à leur saisie personnelle de son travail…
Dans chaque cas, en même temps que nous échangeons, il continue de parler projets, incarnations, images, points de vue, libres visions, voire spectateurs vs regardeurs, le tout au moins en troisième dimension, plus une quatrième, peut-être plus allusive que décrite. Il lui faut rendre intemporel et poétique l’imprécis volontaire d’un « travail de création en cours ».
Dans un livre récent, Georgio Agamben, revenant sur la définition forgée par Michel Foucault de ce qu’est un dispositif, précise qu’il ne peut s’agir d’autre chose qu’un ensemble de rapports actifs entre des éléments de provenance et de statut divers en un certain ordre composés. Dans une autre publication consacrée au fait d’être ou de ne pas être « contemporain », Agamben rappelle que Roland Barthes pensait la contemporanéité par ses écarts avec l’actuel. « Etre contemporain, écrit-il, ce n’est jamais se limiter à l’actuel, c’est s’inscrire dans le présent autant par le passé que par le futur ». Questionné sur le sens de son travail artistique, Hervé Télémaque, connu pour être à la fois peintre et sculpteur d’objets plastiques fortement teintés de surréalisme suggère que la peinture n’est pas un « rendu , mais un composé parlant, un ensemble de rapports constituant autant de phrases que de discours ».
Dans l’atelier, il est davantage question des gestes utiles pour une pratique de la sculpture qui se pense dans son process que d’une production narrative. Ce négatif qu’Emmanuel Rivière évoque d’emblée en parlant d’un «négatif méconnaissable de la sculpture» et son goût des dispositifs plastiques et esthétiques, cette exposition qui le conduit à penser son projet artistique par son instauration le contraint-elle par ailleurs à gérer le paradoxe des deux situations spécifiques que peuvent être ensemble une exposition de sculpteur et une exposition de sculptures ? S’agirait-il de mettre en balance des situations visionnaires et des situations pragmatiques, comme se dire sculpteur (et, sous réserve de suggérer à travers l’idée du socle un travail de statuaire), de mettre en scène des opportunités d’espaces susceptibles d’activer un volume au lieu de le limiter à un seul objet ? Cela l’autorise-t-il à s’afficher comme « créateur d’images » tout en dérogeant au principe d’un support en deux dimensions, qui les fonde en usant de visions d’abord mentales ou immatérielles, voire sans statut objectivement défini : mi images mi sculptures, installation peut-être, mises en scène et/ou scénarisation d’un travail in-situ, plus sûrement, dématérialisées métaphoriquement ?
Il se trouve que les deux axes de réflexions de Giorgio Agamben, tout en étant factuels du point de vue de la création artistique depuis le début du 20e siècle et de Marcel Duchamp en particulier suggèrent tout autant qu’Emmanuel Rivière conçoit son travail ou le pratique en même temps qu’il l’expose ou risque tous les paradoxes et tous les renversements de codes possibles quant aux statuts de la sculpture et du sculpteur.
Tant par son élaboration que par sa matière, sa production pose en ce sens question.
Revenons sur une technique qu’il explore depuis quelques années et dont son oeuvre est, semble t-il intérieurement et de toute façon marquée. L’artiste travaille sans intention de tailler un bloc ou dans l’idée de modeler progressivement un thème, sa conception du sculpteur est ailleurs. Sa méthode est la suivante : dans un premier temps, il dégage par moulage la forme intérieure d’un objet pour l’inscrire dans une forme en relief traditionnelle. Or il se trouve que l’apparence révélée par l’empreinte effectuée est d’une autre nature que la réplique ou l’apparence extérieure du modèle, lequel n’en est pour le coup plus vraiment un. Dans un second temps, corrélatif au premier, Emmanuel Rivière, tout en conservant la matière à la fois caoutchouteuse et noire ayant servi lors du moulage, apparente sa sculpture à une silhouette noire qu’il exposera sur un mur blanc. C’est cette composition qui comme dernier produit, fera oeuvre et fonctionnera aussi comme histoire d’une pratique personnelle.
Reviennent ces "têtes » auxquelles il était fait référence, dont le surgissement toute en ondes métaphysiques acte ce qui semble un épisode sublimé d’une autobiographie. Au lieu d’être des reliefs, ces sculptures se révèlent être en effet plutôt les empreintes d’un vide interrogateur aux formes vaguement humaines. Ce sont des sortes de
volumes retournés, de creux en volume, des présences qui fonctionnent comme des formes saisies entre des objets placés côte à côte et qui évoquent subjectivement « cet arbre merveilleux mais inversé » que Paul Eluard disait percevoir « entre deux arbres, et qui les vaut bien ».

Ces sculptures, par leur coloration noire, sont encore des sortes de cavernes inversées, ouvertes à l’imagination matinale, des lieux inconnus mais en partie réhabités par le corps aussi réel qu’imaginé et pour partie insaisissable. Elles font penser à des réminiscences, à des ombres, des rêves, des voyages en humanité que la blancheur de leur support de présentation transforme en éclairement, et peut-être aussi en une manière d’autofiction…
Sur quoi le sculpteur engage t-il alors le sens de son travail puisque ses oeuvres, en nécessitant d’être installées, ne lui suffisent pas, ne sauraient être satisfaisantes pour le spectateur, qu’il lui faut les relier à un dispositif dont la subjectivité ne fait pas mystère d’être créatrice d’ondes ? Déjà le travail d’empreinte et de moulage induisait un réemploi, une remise en perspective, un hors champ.
La présentation de son travail est pour Emmanuel Rivière aussi fondamentale que les thèmes et les formes qui l’animent : « il faut faire passer les choses d’un espace dans un autre espace » consent t-il à dire. Puis il ajoute : « La sculpture travaille aussi par sa fin. » Il se trouve que dans l’installation, c’est aussi la fin d’un cycle de création qui prend forme, c’est le début d’une aventure pour une sculpture autre que révèle l’envie de recréer l’empreinte d’un vivant différente d’une réplique, d’un tangible métaphysique plus fort que les rêves, pour imaginer jusqu’où emmène le fait d’être sculpteur.
On devine des strates de sens emmêlées dans la pratique d’Emmanuel Rivière ; de pures inventions et des suppositions sont fusionnées pour interroger les évidences, dialoguer avec l’indicible. C’est en artiste qu’il embarque le spectateur dans son monde onirique.
On est pour ces raisons formé à accepter que chacune de ses oeuvres sort de sa discipline d’origine, qu’elle s’hybride au contact d’autres ou par capillarité avec d’autres inspirations, qu’elle les contamine à son tour…
Emmanuel Rivière est conscient que sa position ultime et duchampienne de regardeur l’inscrit simultanément dans des contemporaneïtés critiques de visionnaire autant que d’auteur et de producteur, qu’elle active sa pratique de la sculpture par des reliefs simultanément émergés et immergés, par des surfaces, des volumes et des vides, des traductions frontales, des pentes et des biais.
Lesquels se charge de sens et in fine, réfèrent allusivement des éclairages autres que ces blancs et ces noirs caverneux qu’animent ses dispositifs esthétiques.
Alain Bouaziz, décembre 2014

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