Immensités intimes
Quelques lignes, une masse végétale, un halo de lumière. Au départ, rien de précis, rien qui puisse être nommé. Des détails surgissent. Une sorte de bosquet né de lignes entrelacées.Détails insignifiants faisant néanmoins signe.Obscures clartés, empreintes diaphanes.Sensations de nature.Spectres de lieux.Presque rien.
L'expérience est troublante d'être mis en présence de quelque chose d'inconnu, d'innommé.Une somme brute de perceptions échappant à notre monde de choses identifiées.On pénètre ici en terre d'ascèse, aux confins des facilités bavardes du langage.Des formes vacillantes reliées entre elles par d'invisibles et secrètes relations.On chemine avec prudence, loin de l'évidence photographique.Un lieu, des lieux sans doute, dont les contours se dérobent. On ralentit le pas.On s'arrête.
On ferme les yeux. Présence pure à soi-même et aux choses, comme pour écouter fondre la neige.On imagine un chemin, sinueux, que l'on découvre lentement, dont chaque recoin se cache.On en parcourt le fil comme on déroulerait une corde à nœuds, tenant en main ses secrets.
Le regard et les pensées se laissent attirer vers certains points de la feuille, s'y abandonnent.Traversés d'un mouvement, d'une tension, nos champs perceptifs vacillent légèrement. Ce lieu, ces lieux, on s'y installe sans même se demander ce qu'il est, où ils sont.Quelque chose prend corps, lentement quelque chose est en train d'apparaître.
Espace-substance fait de textures lumineuses, de matières fluides qui ont leur propre énergie, leur propre rayonnement, leur propre respiration. Réfléchissant à ce qui différencie œuvre humaine et œuvre de la nature, Valéry observait que celle-ci, dans son travail, ne distingue pas les détails de l’ensemble : elle pousse à la fois de toutes parts, elle s’enchaîne à elle-même, sans essais, sans retours, sans modèles, sans visée particulière, sans réserves.
Choisis et ordonnés par l'artiste pour qu’ils nous parlent, on recueille un à un ces signes, ces êtres produits par la nature. Ici, une densité végétale qui semble habitée. Là, un tracé de couleur qui fait événement. Sensualité de l'herbe grasse dans un pré ? On les laisse rayonner dans leur puissance immédiate, et on cherche plus profondément en soi ce qui est atteint.
Les dessins de Frédéric Daviau sont des corps à corps amoureux avec la nature. Ils cherchent à en capter les forces, à en accueillir la respiration.
Leur format, leur présence irradiante guident nos pas et nos gestes.On s'approche, on s'éloigne, dans un rythme pendulaire de flux et de reflux.On chemine, on médite, on déambule, on rumine. Sait-on encore où l'on est, où l'on va ?Progressivement, on trouve une juste distance, un mouvement s'installe dans l'espace d'exposition.« Les détails s'effacent, l'heure ne sonne plus et l'espace s'étend sans limite* ».
Il y a quelque chose de chorégraphique dans ces dessins, tous réalisés en atelier, sans aucun point de vue topographique. On chercherait vainement, dans le geste qui leur donne corps, la référence la plus ténue à une quelconque géographie. Michaux dessinait l'écoulement du temps : cinématique des pulsations de la vie pour se saisir plus fermement de la conscience d'exister... Proust, lui, absorbait la durée vécue dans le souvenir : contraction du temps, déflagration au sein des couches les plus profondes de l'être mettant en éveil ce qui le constitue...
L'œuvre de Daviau relève de ces pratiques qui orientent notre attention vers des points précis de l’espace et du temps. A l'instar de l'acupuncture, elle y réveille mille et une tensions accumulées, leur ouvre un espace de décompression. Ses fines aiguilles concentrent et relâchent successivement les flux de nos perceptions, en libèrent quelque substance, les dilatent, en agrandissent les territoires.
Rêvée ou dessinée, chaque image est un mouvement stabilisé, par lequel la nature se dévoile et s'offre, dans la plénitude d'une rencontre inattendue avec un corps, dans le battement d'un pouls. Expérience kinesthésique du distancement maîtrisé, état de grâce, jouissance du dévoilement qui ébranle les assises de notre être et provoque une formidable détente. On est « touché comme par une flèche, un regard** ». Les paysages de Daviau ré-interrogent les relations entre intérieur et extérieur, redessinent les frontières qui les séparent. Un mouvement les habite qui libère le pouvoir de s'imaginer ailleurs ou nulle part. Qu’est-ce que finalement un lieu, un paysage dans cette expérience, sinon le murmure d'un désir de s'étendre, le souffle d'un déploiement secrètement recherché dans la nature ? Une poétique de l'espace née d'un rêve d'immensité et animée d'un mouvement d'expansion. On est traversé par l'œuvre d'un être qui se déploie.
Pour Bachelard, cette puissance intérieure donne sa véritable signification au monde qui s'offre à notre vue. Une immensité qui retentit en une intensité de l'être intime : « une feuille tranquille, vraiment habitée, un regard tranquille surpris dans la plus humble des visions sont des opérateurs d'immensité. Ces images font grandir le monde, grandir l'été*».
Il faut vivre ces dessins dans leur destin de grandissement, dans leur immensité poétique.
* Gaston Bachelard, Poétique de l'espace
** Philippe Jaccottet, Paysages avec figures absentes
Jean-François Coulais est géographe et enseigne à l'école d'architecture de Versailles. Ses travaux de recherche portent sur la représentation de l'espace, l'histoire des villes et des paysages.Il est l'auteur de l'ouvrage Images virtuelles et horizons du regard, publié aux éditions Métispresses (Genève, 2015).
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