Sophie Gaucher dessine partout sur feuille, sur toile, sur des murs, au sol… Elle loge ses créations faites de feutre, de stylo bille, de peinture, d’encre ou de crayon dans un in situ paradoxalement imprévisible, à la fois cocasse et fantastique (par exemple sur des colonnes dans un préau, ou sur le pan qui se profile derrière un radiateur, autour d’un porte manteaux, d’une prise d’électricité en bas d’une cloison…)
Chaque proposition s’inscrit dans l’environnement, tantôt comme une sorte de cadavre exquis, tantôt comme un théâtre ou une sorte de cabaret, avec ses fantasmes ou ses pics. Et c’est parfois un squat graphique, un camping visuel, une étape gourmande de tableaux fantastiques et d’hallucinations mêlés.
"Suivez la ligne" écrit-elle dans une invective lors d’une récente résidence d’artiste aux allures de déclaration théorique ou de méthode, alors que la confusion entre intention, système visuel et technique de travail instille des mélanges graphiques qui rendent chaque oeuvre toujours plus mystérieuse. Si on la prie de justifier ses choix, elle évoque des propositions formelles, use de termes comme racine, hybrides, d’animaux végétariens…
Si à l’inverse, on la somme d’évoquer ses sources d’inspiration, la conversation devient formelle et tourne vite autour d’idées de matière, de révélation, d’accouplement, de fusion, bref, de tactique d’expression, preuve, s’il était besoin, qu’elle a conscience des éléments dont elle se sert. Sophie Gaucher apprécie Roland Topor, l’illustration onirique, le surréalisme des métamorphoses, le geste spontané, les compositions non préparées, la fausse naïveté.Les tableaux ou les dessins sont produits en série. Pour être précis, elle les travaille tous en même temps (comme l’atteste une photographie récemment prise dans son atelier lors de sa résidence d’artiste à Houilles). Toutes les oeuvres évoluent simultanément, à la fois ensemble et contradictoirement mais aussi pour nuancer leurs différences. Sophie Gaucher file un propos qui lui-même file, et qu’elle s’efforce de laisser filer. Les titres de ses dessins s’intitulent Coulis, Formes, Lignes, Reliefs. Pour elle, un dessin entraîne la création d’un montage visionnaire. Vous suivez ?
Éric Boisseau pratique un dessin alternatif, une sorte d’entre-deux du simple graphisme d’expression ou d’illustration et de la peinture. Loin de s’opposer dans son travail, les deux visées s’associent poétiquement à travers l’oxymore plastique d’un "dessin pictural". Il est passionné de portraits et de posters (d’affiches), depuis de nombreux mois des monotypes dont seule l’imagination permet d’identifier les modèles authentiques. N’était-ce la présentation récurrente de silhouettes se découpant sur un fond préalablement neutralisé, et l’usage d’effets de matière et de coloriage plus arbitraires que fondés sur des nuances du coloris impressionnistes, on s’en tiendrait à cet oxymore : ces oeuvres sont des dessins picturaux. Chaque création s’inscrit donc dans une stratégie d’image et de valeurs plastiques inspirées par l’expression graphique autant que par la pure peinture. Reste pour lui à oeuvrer par l’esthétique sur leurs équilibres réciproques et, s’il le faut, sur de possibles synergies. C’est dans cette dernière direction que le travail d’Éric Boisseau avance, avec sens et rigueur, en entremêlant les deux univers.
Alors que sa technique couvre sans contradiction un spectre d’expressions larges, que chaque image garde la trace de quelque effet de style, l’artiste conserve une prédilection pour des pratiques sans effet excessif, maigres, à la limite du pur concept. C’est ainsi par choix qu’il obtient d’impressionnants effets plastiques à partir de jeux répétés de lignes et de traits. Les filets texturés et les semis de points remplissent des surfaces qui, devenant lieux par la mise en abîme du geste répétitif, participent de l’évocation d’une matière simultanément réelle et virtuelle, vraiment visuelle et allusivement tactile. Sa recherche de l’équilibre juste incarne opportunément sa production, elle rappelle avec force le flottement de cet (e) risqué de "dessein" qui unit, mais aussi dynamise ensemble le choix et l’acte de dessiner.
Retour sur les sujets des oeuvres. Éric Boisseau entretient avec l’Afrique et la peau une proximité certaine.
Lorsque qu’il peint des visages colorés, il peint par ellipse une fête ou une cérémonie. Les figures auxquelles il prête forme font songer à des êtres de voyage autant qu’à des personnages de rencontres. Un corps paraît incarné par une figure, c’est celui d’un danseur ou d’une sorte de sorcier. Dans tous les cas, une sorte de conte. Eric Boisseau dialectise l’art de l’oxymore et les rapports entre écriture et peinture avec une sensibilité tactique et visuelle hors du commun. Chez lui, le dessin s’entend toujours simultanément librement dans les deux sens d’un propos et d’un projet.
Le dessin de Raphaël Larre est fondé sur la surprise. D’abord celle que lui impose platement la réalité qu’il croque inlassablement en remplissant d’innombrables carnets de dessins (en la matière l’affûtage de son oeil et son adresse sont considérables). Il fait penser aux reporters photographes qui "shootent" en série et par réaction chaque fait qui leur paraît digne d’être mémorisé, au point de n’en retenir que l’expression qui les rend momentanément inoubliables. Toutefois, son projet ne se limite pas au croquis documentaire, la surprise peut aussi évoluer vers un objet d’étude approfondie. L’impression que donnent ses images est aussi que nous serions face à un regardeur, pour reprendre un jugement de Marcel Duchamp sur Andy Warhol. En retournant l’imprévu du regard vers l’inconnu de l’expérience. Raphaël Larre acte en ce sens une démarche plastique qui ne se cache pas d’être une recherche sur ses outils conceptuels (moyens, techniques, méthode, image fixe ou mobile ? visions mêlées ou détachées l’une de l’autre ?). L’objectif n’est pas l’image seulement dessinée, mais la complexité de ce qui fait sens dans la spontanéité du dessin lui-même, voire la fréquente improvisation de son aspect visuel : "Je cherche toujours de nouveaux supports, de nouveaux champs de réalisation et d’expérimentation du dessin multipliant les collaborations qui peuvent porter ce médium vers d’autres types d’expressions…" On ne saurait mieux reconnaître que dessiner n’est pas naturel, qu’il s’agit d’une activité esthétique agissante, que le sujet en s’animant par l’image anime ce qui lui confère le rôle d’un miroir. Très mobile dans ses choix d’objets créatifs et artistiques, Raphaël Larre pratique donc la vidéo, l’illustration, le dessin d’animation et tout ce qui de près ou de loin peut servir d’étude ou sembler intelligente pour une contextualisation réflexive du désir de dessin lui-même. Chaque médium en s’incarnant par glissement dans d’autres formes de carnets de dessins produit des résonances poétiques d’où naissent d’autres visions pour d’autres mondes sensibles. On le comprend, pour Raphaël Larre, dessiner appartient à tout autre chose que reproduire ou exécuter une image au crayon. Il nous place face à une éthique du dessinateur d’une certaine façon croqué par lui-même ...
Franck Léonard ne dissimule rien de sa formation de graphiste ni rien de ses sources d’inspiration régulièrement urbaines et sociales. Manifestement dans la lignée des artistes de la figuration analytique et narrative, et donc fortement impliqué dans l’image figurative, les sujets de ses dessins évoquent des faits précis. Sa pratique, quasi exclusivement tournée vers l’expression graphique et le pur dessin ne se réduit cependant pas à l’illustration. On remarque grâce à de multiples écarts, qu’il revendique par ailleurs, qu’il est aussi proche des artistes américains abstraits et figuratifs comme Cy Twomly, dont il apprécie la science des effacements, Robert Longo, pour ses rapports à la scénographie des sujets, le Français Joël Kermarec, connu pour son travail d’expression visuelle critique et distanciatrice. On relève de ce point de vue, que tout en travaillant à partir de photographies, d’images télévisuelles ou de séquences de films, de graphisme publicitaire, d’illustrations d’auteurs, de documents historiques (artistiques ou non), d’images d’architectes etc.
"Je travaille beaucoup avec les familles (de sujets ou de formes), je pactise avec certaines" confie l’artiste.
Fin plasticien et fin créateur, on entend qu’il souhaite interpréter l’usage du style visuel dans des directions toujours ouvertes. Suivant ce fil, sa production au lieu de manipuler individuellement les images et leur provenance les confronte, les brasse, les entremêle, les soumet à des télescopages. Il ne conserve chez l’une que la suggestivité du sujet, chez d’autres l’intérêt de la technique d’expression et pour toutes, un intérêt jamais visuellement démenti pour l’esthétique. Franck Léonard fabrique ou invente pour ces raisons des situations qui sont autant de vues authentiques que des projections qu’il sait être imaginaires. Et si parfois le blanc du papier ressort pour rejoindre l’espace environnant du mur et que le dessin évoque la fragilité du regard, que les formes apparentes de l’image la font osciller entre abstraction et analogie, que les thèmes visuels paraissent plus à observer esthétiquement qu’à lire doctement, c’est qu’il songe d’abord au statut de ce qu’il dessine, ou, comme il le souligne lui-même, à ce qui oblige sensiblement le spectateur. Ses propres mots sont du reste explicites : "Je suis très gourmand de manières de faire… le format est une aire de jeu(x), la distance au dessin du spectateur permet de le placer délibérément à plusieurs distances de l’image comme une fenêtre sur laquelle on dessine etc." En cherchant à agir sur le contenu du dessin, le geste du dessin et ses modes de présence sur le support, les variations du trait immergé dans le grain du papier et au-delà des limites de son support, Franck Léonard transforme le réel de l’image en temps d’audience.
Sophie Gaucher, Éric Boisseau, Raphaël Larre, et Franck Léonard ont en commun la qualité rare de penser la recherche sensible du dessin libre en le pratiquant avec audace, finesse et un sens contemporain des images. "Du dessin libre (de)" est encore le titre éponyme de cette nouvelle exposition imaginée par Aponia sur l’art surprenant de dessiner dans toutes les directions afin de montrer l’art du dessin actuellement en action.
Alain Bouaziz, 2009
APONIA
67, rue Saint Pierre
43150 Le Monastier sur Gazeille
06 20 49 36 90
Contact : aponia@wanadoo.fr
www.aponia.fr
Vendredi, samedi et dimanche de 15h à 18h (en Période d'exposition)
Sur RDV pour les groupes scolaires également les autres jours
L'église Saint Jean et le 67, rue Saint Pierre sont accessibles
aux personnes à mobilité réduite
Entrée libre et gratuite