Les mots et les images défilent, déroulés par notre intranquillité. Ils nous traversent autant que nous les traversons – flux médiatique constant, afflux des corps en perpétuel mouvement. Des images oiseaux, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Karl Sierek sur Aby Warburg [2], des images, des corps, des mots oiseaux.
Qui se posent, certes, quelque part, quelque fois. Et c’est bien de cela qu’il s’agit finalement : poser les choses. Avec suffisamment de délicatesse et de justesse pour que l’envol suive. Avec suffisamment d’air aussi. Un temps d’arrêt sur le signe, comme une reprise d’élan dans la course du regard, du corps tout entier qui regarde.
Il y a, dans le travail d’Alban Gervais, quelque chose de cette étrange cinématographie.
Un long travelling en mouvements amples et resserrements de focal : celui du chemin de fer du livre, du parcours du visiteur au sein de l’exposition et, surtout, des pérégrinations photographiques de l’artiste « paygraphiste » [3], ce voyeurvoyageur comme il l’affiche littéralement depuis 2014 [4]. Des périphéries urbaines, des campagnes désertées, des paysages domestiqués quoique vidés de toute présence humaine, paysages habités sans habitants où se dit la nostalgie d’une réappropriation de lieux, de durées s’esquivant irrémédiablement. Nostalgie, et non
échec. Car elles demeurent visibles, ces tentatives de « l’invention du quotidien » [5]. L’Invention du quotidien : une habitude, au sens fort, plein, au sens certaldien donc, celle de reconquérir son propre espace de vie et de travail. Une habitude prise par Alban Gervais qui pratique la « perruque » afin de produire les nombreuses cartes,
format postal, sur lesquelles sont imprimés ces mots et images défilants, qu’il pose là.
L’artiste « fait la perruque » ou « travaille en perruque », selon l’expression désignant le fait, pour un employé, d’utiliser les outils et / ou les matériaux de son entreprise, sur son temps de travail, à des fins personnelles. Mieux : il perruque alors qu’il est, lui, un travailleur indépendant, réinventant par là-même continuellement son rapport à la production. Mais reprenons : Alban Gervais fait imprimer ses cartes dans les marges des commandes qu’il honore et dont il suit la fabrication. Bien sûr, dans ce cas de perruque en indépendant, on ne peut parler à proprement de contingences, l’artiste étant à l’origine de nombre des décisions qui infléchiront ses productions dans les marges (grammage du papier, impression recto, recto-verso, en fonction.
Une fois imprimées, les cartes seront offertes. Données de la main à la main, le plus souvent. Alban Gervais les porte dans sa besace. Elles voyagent à nouveau, puis, au gré de rencontres, sont saisies, tenues, retournées sur elles-mêmes, lues, également, quand y figurent des extraits de textes qui l’accompagnent. On découvre quelques
lignes de Witold Gombrowicz, signalées comme telles, ailleurs, on doit reconnaître des bribes de dialogues, quelques vers épars, un poème. On les glisse à son tour dans son sac, sa poche. Elles iront ensuite se poser, à nouveau, entre les pages d’un livre, en appui sur une bibliothèque, épinglées au mur, sur le réfrigérateur, chez soi ou vers d’autres destinataires plus lointains, qui les recevront par la Poste....
Il arrive qu’elles demeurent là, dans la besace de l’artiste ou sur un élément de mobilier au sein d’une exposition. Et leur attente renforce l’impression qui s’en dégage. Mais elles opèrent à bas-bruit. Peu à peu, elles se posent, reposent. Elles se chargent et se déchargent : selon le voisinage, l’urgence à inventer le quotidien par de nouvelles ruses, recettes, associations formelles.
Elles reposent puis refont surface. Et s’imposent. Comme on remplit le cadre, entièrement : par sa loi, sa présence, le meilleur et le pire. Comme l’on parle d’imposition des pages en imprimerie pour désigner leur redistribution, têtes-bêches, favorisant leur succession logique après pliage ; comme l’on appelle ailleurs, dans les zones plus obscures des différentes croyances, l’imposition des mains pour soulager d’un mal. Ah, tiens, où le geste et la main se retrouvent…
Il est évidemment question d’impression dans l’utilisation du verbe « imposer » : sur le papier, les esprits, les rétines. On retient ce panorama exotique, impressionnant, parmi les deux cents photographies réalisées par l’artiste au cours de ces derniers mois. Cinq autres images s’imposent sur les murs et le papier. On y retrouve quelques unes des lignes de force qui structurent le travail d’Alban Gervais : à la fois conceptuelles et tangibles, inscrites dans les images produites ainsi que dans les paysages traversés qui, par elles, sont tantôt architecturés, tantôt scandés, presque barrés, biffés. Des lignes de force comme des câbles en tension, tirés entre deux
notions, deux réalités aussi : la contrainte et la circulation.
Des passages piétons. Des éléments de mobiliers urbains traçant des cheminements obligatoires, des aires de jeux dont l’absence d’enfants révèle la géométrie autoritaire.
Des pieux, des arbres, des poteaux, des pylônes auxquels le regard oiseau peut de le faire, à la fenêtre d’un train ou d’une voiture, mots et images défilant, avec à l’esprit le souvenir d’une déclaration d’Ed Ruscha, soulagé que le signe écrit occidental roule à l’horizontal et lui permette de rester dans le paysage. Plus encore : sous les objets et reliefs photographiés, le quadrillage d’un cahier comme la grille d’un territoire. Et, souvent, aussi : des images tronquées, des aplats qui la recouvrent, le blanc qui, inversement, l’encadre. Cut. Toujours cette cinématographie… Des passages en monochromie, des filtres qui réécrivent les prises de vue, insolent, solarisent parfois. L’image irradie alors, les nuages deviennent menaçants, la partie de basket-ball tout autant. La vie se joue « à l’envers » comme dans ce film d’Alain Jessua [6], dont le cinéphile reconnaîtra l’emprunt par Alban Gervais de deux porte-manteaux devenus les supports d’accueil de cartes monochromes et d’impressions pliées.
De même que les habitants dressent leurs repères dans le paysage, l’artiste double les bandes rectangulaires colorées de ses compositions d’autres cloisons – physiques et non visuelles – qui articulent le parcours du corps et du regard dans l’exposition. Parce qu’investir la marge, c’est déterminer le cadre. Entre contrainte et circulation.
Je repense à une phrase qu’Alban Gervais m’a écrite ; elle est originalement prononcée par Jacques Valin, le héros doucement fou de La Vie à l’envers :
« Ce jour là j’ai compris, que lorsque l’on veut vraiment, que les murs n’existent plus, on les rend transparents. » CQFD.
Marie Cantos
LE GRAPHISME À L’ENVERS
Le sens n’est pas là. Pas encore. Il n’y a pas de cadavre caché à devoir déterrer. Il n’y a pour l’instant que l’expression d’un désir en attente. Des images en attente. Un désir barré. Vous êtes là à attendre que les images parlent. Des images elles-mêmes étouffées, bloquées comme une gorge serrée par des phrases devenues trop larges. Toutes ces images ou presque ont quelque chose de ce désir enclos et ostensible, comblant les affres du vide.
Cela commence par l’invitation d’une main tendue tenant un pieu comme on tiendrait son sexe à la main pour un selfie. Un sexe prêt à être crucifié et sacrifié Ce pieu fixe le désir dans l’image, le désir de l’image, tout en la masquant, l’évinçant ; il est le fétiche qui en impose, ce phallus qui donne l’illusion du sens. Mais en se mettant ainsi en avant, il bloque et rejette à l’arrière plan la scène à rêver, la forêt perdue des contes, l’espace de perdition. C’est comme si ce pieu était l’image du message – ce cadavre – cette obsession du graphiste en commande, qu’il faudrait transmettre, ce sens explicite qui vient recouvrir et oblitérer la profondeur de l’imaginaire reléguée à un vague réservoir de flou.
Et l’on retrouve ce même procédé dans l’affiche quadrillée et baignée dans les bleues ; l’appel de la forêt est bloqué à la fois par une barricade, que l’on serait enclin à franchir, et par un poteau qui frustre et fige le panorama. De là peut-être toute l’ambivalence de ces objets qui bouchent l’horizon ; ils sont à la fois les échardes qui gâchent le plaisir de la contemplation, mais aussi les moyens d’accès à ce plaisir. Comme on ne peut désirer une femme totalement, car elle dépasse et déborde les délires de nos imaginations, nous nous concentrons sur un détail qui vient symboliser et fétichiser nos envie d’intégrale ; la pointe d’un sein, la courbe d’une hanche, une oreille qui émerge d’un rideau de cheveux deviennent pour nous le moyen de désirer une totalité qui nous échappe.
Si je reste dans la métaphore de la communication, peut être que le message à délivrer, la demande faite aux graphistes est aussi parfois un moyen pour parvenir à se laisser glisser dans la fascination de l’image. Comme une porte robuste qui s’ouvrirait sur un rêve d’opiomane. Derrière le message et la commande, mêlés à eux dans le meilleur des cas, les vapeurs de l’imaginaire. À l’envers de cette affiche il y a justement ce qui reste de la rêverie quand il n’y a plus d’objet pour la fixer ; un presque-rien, un cahier en attente, en attente de nos paroles, un ciel où s’évanouissent doucement chaque signes, une page vide.
La plupart du temps, les images d’Alban ont cet effacement, cette place creusée par le manque, cette réserve – voyez ses cartes disposées librement sur cette jetée, comme les appels d’un naufragé en attente d’être recueillis – des espaces destinés à la glissade de l’imagination. Hors ce qui me semble nouveau, parfois gênant, symptomatique, c’est que ces chambres d’écho que sont ses images généralement, sont ici obstruées, forcloses. Comme cette île, paradisiaque à priori, île où l’on devrait pouvoir s’établir, se rétablir, se sauver du naufrage, mais qui est ici fracturée par la coupure du mur. Là où le fantasme s’arrête. D’autant plus que cette île se présente sous l’aspect le plus sauvage, abrupt, jungle et falaise plongeant en cascade, tête la première, dans la douceur de la mer. Impossible donc d’y accéder, semble-t-il à cette île qui se refuse, comme on tournerait le dos à une promesse de langueur. Là encore le désir se tétanise.
Comme un pendant en réduit, l’image d’un incendie, infernal, pandémonium miniature, gît sur un présentoir. Ici, c’est le ciel qui est littéralement bouché, ce « ciel bas et lourd [qui] pèse comme un couvercle / Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis » (Baudelaire), ce ciel sans promesse qu’une longue nuit de tison à l’agonie. Deux images de clôtures se répondent alors. La plus petite, format carte, avec une barrière en premier plan comme un sourire édenté, bâtons d’esquimaux dont on aurait fait fondre les glaces, renvoie à un espace sans dimension, sans repère, mais où se succèdent les lignes brisés de je-ne-sais-quel mobilier, empêchant à mon œil la caresse d’un espace lisse. La seconde est une affiche où émerge d’un lac de noirceur une cloison embusquée. Une nouvelle fois le regard s’arrête dans son élan, par la présence d’un signe, d’un plan qui recouvre toute perspective. Mais surtout c’est noyé dans le noir, vaste naufrage nocturne, que se retrouve cette image, comme si elle peinait à exister dans cet océan non de couleur, mais d’écriture surimposée, superposée, des phrases noircies les unes sur les autres recouvrant alors la blancheur de la page, accumulation de palimpsestes menant à l’étouffement. Plus loin la photographie d’un mur, parsemé de signe illisible, antique coulée d’encre bavante interrompt la majesté triste d’un conifère taillé comme une langué coupée.
Dans toutes ses images, il y a donc comme un élan dévoyé, où une impossibilité de jouir de l’espace, clôturé, barré, tronqué, bouché, comme si le signe, le désir de dire, le vestige d’un éventuel message venait étrangler les divagations sibyllines propre à chaque paysages. Comme si le fantôme du graphiste venait hanté l’image de l’artiste ; présence obligatoire d’un sens, d’une commande, d’un slogan tirant à eux la couverture de l’image. Or Alban n’a précisément rien à dire, il ménage la place du rien, il soustrait les signes, pour laisser la place à nos propres interprétations, des paysages comme des toiles tendues pour les rêves. Non plus la mise en image d’un message, d’un sens, mais le sens de la mise en image d’aucun message. Non plus l’extériorisation d’un élément de communication, de l’image vers le spectateur mais l’accueil discret des brumes de nos visions à l’intérieur de ses images. Moins des images qui imposent, que des images où l’on s’impose.
C’est pourquoi l’omniprésence de ces objets qui viennent obstruer l’horizon me gêne, empêchant l’errance de mes hallucinations ; tout y sentant, peut-être, une volonté de castrer les signes, de les mettre en avant, comme l’expression d’un désir frustré. Celui d’un signe qui ménagerait son autodisparition. D’un message qui n’aurait rien à dire, ni à imposer.
Un sens vide. Le lit d’un homme qui dort. Vain berceau. L’affiche où s’érige, comme déchu, un antique panneau de basket réussit peut-être cet équilibre ; les lignes du panier ne renvoie à rien, précisément, si ce n’est au jeu, au simple jeu de l’imagination, qui ici est libre d’arpenter le décor environnant – vaste toundra de bord de mer, herbes brûlés dans le sel et le soleil, ou bien décor d’une apocalypse nucléaire encore inconnue. Tout concourt à faire courir l’imaginaire, le signe du panier se dissout et m’encourage à me lancer dans l’image.
Le sens, littéralement est donc absent. Une forêt de signes qui ne renverrait que vers le vide. Mais un vide prêt à être peuplé. Par nous. Nous. Communauté de rêveurs. Communauté de commentateurs. Peuple d’interprètes. Ceci n’est pas une expo mais une assemblée. Une manière de politique. D’ailleurs les cahiers de doléances sont prêts, l’affiche quadrillée comme un brouillon, les grilles au sol, le présentoir, sont autant de lignes prêtes à accueillir nos mots. Grille de lecture mais surtout grands carreaux de l’écriture. Le désir d’Alban en s’exposant n’est sans doute que celui de susciter nos propres désirs, nos désirs de s’inscrire dans ses images. D’y apposer nos lettres. D’y imposer nos phrases. De le mettre au pied de la lettre. Il n’y a pas de sens préexistant. Ces images sont des façons de courir après un sens toujours en retard, qui ne se produira qu’à posteriori. Et avec l’aide des Autres. Peut-être est-ce seulement au moment de ce finissage qu’un sens apparaîtra. À vrai dire, c’est comme si cet événement, d’être ici, ensemble, était une cinquième étape du développement photographique, après l’exposition de la pellicule à la lumière, la plongée dans le bain révélateur, puis dans un bain d’arrêt et enfin le moment de fixer l’image viendrait le moment de l’exposition où l’image s’arracherait à elle même, se remettrait en mouvement, par de nouvelles révélations, celles de nos imaginaires. Un développement à rebours. Pour un graphisme à l’envers. Sébastien Dufay
Exposition produite par APONIA
APONIA
67, rue Saint Pierre
43150 Le Monastier sur Gazeille
06 20 49 36 90
Contact : aponia@wanadoo.fr
www.aponia.fr
Vendredi, samedi et dimanche de 15h à 18h (en Période d'exposition)
Sur RDV pour les groupes scolaires également les autres jours
L'église Saint Jean et le 67, rue Saint Pierre sont accessibles
aux personnes à mobilité réduite
Entrée libre et gratuite